Dengue en Guadeloupe: la lutte anti-vectorielle s'intensifie
Interview avec Joel GUSTAVE, chef du service de lutte anti vectorielle, Patrick SAINT-MARTIN, directeur du pôle de veille sanitaire et Florelle BRADAMANTIS, directrice du pôle santé publique.
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En Guadeloupe, le dernier cas confirmé de dengue datait d’avril 2016 - quelles conditions ont favorisé le retour des cas de dengue enregistrés à partir de la fin 2018?
La diffusion de la dengue va dépendre de plusieurs éléments. En particulier de l’importance des contacts entre des populations de vecteurs compétentes d’une part et des populations naïves d’un point de vue immunitaire d’autre part, modulée par des facteurs climatiques. Les épidémies de dengue se produisent tous les deux ou trois ans en moyenne en Guadeloupe. La dernière épidémie de dengue date de 2013 et le dernier cas confirmé d’avril 2016. Les raisons de cette situation particulière qui survient après deux épidémies majeures de chickungunya (2013) et zika (2016) ne sont pas clairement expliquées.
Le sérotype qui circule actuellement en Guadeloupe est le sérotype 1. Il avait été à l’origine de l’épidémie de 2009-2010, d’assez grande ampleur. Bien que l’on ne connaisse par la part de la population immunisée, les densités vectorielles (Aedes aegypti) et les conditions climatiques des dernières semaines étaient favorables à la recrudescence des cas, voire au démarrage d’une épidémie.
Quelles sont les systèmes et mesures mis en place pour surveiller l'évolution de la dengue? Craignez-vous une épidémie?
Un réseau de médecins généralistes en ville est interrogé chaque semaine par l’ARS, sur le nombre de personnes vues en consultation et présentant les signes évocateurs de la maladie. En parallèle, tous les laboratoires de biologie du territoire nous déclarent chaque semaine le nombre de tests positifs (test NS1, dosage IgM et recherche par PCR) réalisés. Les interventions de la lutte antivectorielle sur le terrain peuvent aussi faire remonter un certain nombre de cas suspects n’ayant pas forcément consulté un médecin. Toutes ces remontées hebdomadaires fournissent une vision objective de la situation, de l’impact du virus en population.
Dès les premiers cas, début octobre, les services de lutte anti-vectorielle se sont mobilisés pour alerter la population invitée à retrouver de bons réflexes. Avez-vous constaté une réponse positive et active de la population et quels sont les message et/ou moyens de communication qui ont été les plus efficaces?
Plusieurs types d’actions ont été mises en place. Globalement, les réactions de la population demeurent encore trop timides puisque des formes larvaires du moustique vecteur Aedes aegypti sont mises en évidence dans près de 40% des maisons et des formes adultes dans plus de 80% de celles-ci. Malheureusement, les comportement de prévention efficaces qui sont bien connus de la population, ne se mettent en place réellement que quand le risque d’épidémie se précise.
A côté des actions visant la population générale, des actions ciblées et structurées ont été mises en place au niveau des foyers épidémiques : mobilisation des municipalités et du Conseil Régional pour l’enlèvement des déchets à risques, mobilisation des relais d’information (Education Nationale, Service de Protection Maternelle et Infantile, …), …
Que peut renseigner l'augmentation récente du nombre de cas cliniquement évocateurs?
On ne sait pas pourquoi ces cas surviennent précisément en ce moment. Cela prouve que la dengue constitue toujours une menace pour la région, qui continuera à se développer sous un mode endémo-épidémique d’une part et que d’autre part les mesures de prévention ne doivent pas se relâcher. Il y aura dans les années qui viennent d’autres épidémies de dengue qui risqueront de faire des nombres importants de victimes et malheureusement de décès.
La France a récemment enregistré des cas autochtones de dengue - quelles ont les leçons que peut tirer la France métropolitaine de votre expertise en dengue et en contrôle des épidémies?
En France hexagonale, le vecteur est différent. Il s’agit d’Aedes albopictus dont l’écologie est un peu différente et dont l’aire de répartition ne cesse d’augmenter. Les ARS, les EID (Ententes Inter départementales de Démoustication) en concertation avec de nombreux acteurs et en particulier les collectivités locales sont confrontées à ce phénomène depuis plusieurs années et ont développé une réelle expertise.
Plusieurs éléments pourraient être néanmoins tirés de l’expérience des Régions d’Outre Mer. En termes de stratégie globale de réponse, c’est l’utilisation d’outils de gestion (PSAGE : Programme de Surveillance d’Alerte et de Gestion des Epidémies) qui permettent de structurer et de proportionner la surveillance épidémiologique d’une part et d’autre part la réponse dans les différents domaines de la lutte contre les moustiques, de la communication et de la prise en charge des cas. Cela est déjà fait en France hexagonale et la réponse face à la présence de vecteurs ou à des cas d’arboviroses est totalement organisée à l’échelle nationale.
Concernant les lieux de reproduction des moustiques, la Guadeloupe a conduit des études importantes sur les gîtes larvaires liés au bâti et à l’aménagement urbain. Ces documents pourraient être adaptés au contexte de la France hexagonale.
En matière de communication et de mobilisation communautaire, plusieurs expériences originales ont été réalisées au niveau des régions d’Outre Mer. Celle que je retiendrais est l’outil SAPIK qui est un DVD inter actif élaboré pour le premier et le deuxième cycle scolaire. L’originalité de cet outil est qu’il a été élaboré dans le cadre d’un changement total de paradigme. L’outil n’a pas été élaboré comme par le passé par l’ARS avec l’appui de l’Education Nationale, mais par l’Education Nationale, pour l’Education Nationale avec l’appui de l’ARS. Ce DVD est ainsi totalement en cohérence avec les directives du ministère de l’Education Nationale en ce qui concerne les programmes et les compétences à acquérir par les différents niveaux. Plusieurs cours (sciences du vivant, mais aussi français, arts plastiques, …) peuvent être développés en s’appuyant sur le modèle « moustique ». Le DVD dispose de fiches pédagogiques, de tutoriels, de films et d’une riche iconographie.
On peut aussi citer les plans communaux de lutte contre les moustiques et de prévention des maladies vectorielles qui sont des outils qui permettent de structurer la réponse au niveau communal et inter communal, sous le pilotage des collectivités territoriales en liaison avec l’ARS. Ils sont présentés au niveau des Communautés d’Agglomération, puis dès approbation en conseil communautaire, déclinés au niveau communal.
Enfin, les équipe de l’ARS Guadeloupe utilisent depuis plusieurs années des tablettes numériques qui permettent de collecter les données sur le terrain, de les traiter et de les analyser. Cet outil est développé en lien étroit avec les services du ministère de la santé. Il permet un gain d’efficacité et une plus grande réactivité.
Avez-vous mis en place des programmes de surveillance, d’alerte et de gestion des épidémies avec îles et pays voisins? Quels sont les pays, organisations ou partenaires avec qui vous souhaiteriez nouer des collaborations plus fortes?
Plusieurs essais ont été tentés, en particulier avec la partie hollandaise de l’île bi nationale de Saint-Martin. Cela a abouti en 2014, durant l’épidémie de chikungunya, à une déclaration d’intention entre la France, la Collectivité territoriale de Saint-Martin et le gouvernement de Sint-Maarten pour l’organisation et le contrôle des maladies vectorielles . Des traitements insecticides conjoints et des actions de communication conjointes ont été développés par les deux parties de l’île. C’est l’exemple de coopération le plus abouti dans ce domaine.
Mais il est clair que la coopération entre les îles de la Caraïbe mériterait d’être renforcée . La PAHO, Santé Publique France et l’Agence de Santé de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy en sont pleinement conscients.
Comment peut-on améliorer la collaboration entre les secteurs de l'eau/assainissement, lutte anti-vectorielle et santé publique. Les maladies transmises par les moustiques sont-elles de bons cas d'école pour renforcer et accélérer pratiques et liens collaboratifs multisectoriels?
C’est une excellente question. Les maladies transmises par les moustiques seraient effectivement un bon exemple. Mais les approches demeurent encore trop cloisonnées. L’Agence de santé travaille pour que le risque « moustiques » soit pris en compte dans les différentes politiques. En matière d’eau destinée aux usages domestiques (conception des citernes, …), d’assainissement (conception des fosses septiques, choix des systèmes d’assainissement individuel, …), en matière de conception des bâtiments d’habitation (conception des systèmes d’évacuation tels que les gouttières, les regards d’eau pluviales, les siphons de sol, …). Mais souvent, les priorités sont très différentes et ont du mal à converger. Par exemple, en matière de conception d’habitat, les priorité sont le sismique, le thermique et l’acoustique, bien avant la lutte contre les moustiques.
Comment s'intègrent vos stratégies anti-dengue au sein de votre stratégie de santé publique?
Le service de Lutte Anti Vectorielle fait partie du pôle santé publique. Les actions de prévention constituent des priorités totalement intégrées dans l’approche de prévention globale au travers deux dispositifs en particulier :
- Les Contrats Locaux de Santé qui sont conclus avec les communes ou les communautés d’agglomération. La lutte Anti Vectorielle en constitue un volet au même titre que la vaccination, la prévention des maladies chroniques, l’accès au soins et la santé mentale ;
- La convention Education Nationale / Agence de Santé. La Lutte Anti Vectorielle fait partie des thématiques prioritaires retenues comme la nutrition, le respect du calendrier vaccinal, la santé sexuelle, les addictions, les compétences psycho-sociales, le service sanitaire
Quelle serait votre message à la.communauté scientifique internationale au sujet de la dengue et des menaces d'épidémies?
Les maladies vectorielles constituent un réel enjeu de santé publique pour la région. Aedes aegypti constitue incontestablement la cible principale dans la mesure où c’est le moustique capable de transmettre le plus grand nombre d’arbovirus (dengue, chickungunya, Zika, Mayaro, fièvre jaune, diverses encéphalites). Or il a développé de très importants mécanismes de résistance aux insecticides chimiques. Par ailleurs, les actions de communication et de mobilisation sociale, même si les marges de progression demeurent importantes, montrent leurs limites. Enfin, l’implication des collectivités locales montre également ses limites. Les communes de Guadeloupe sont confrontées à d’importantes difficultés financières d’une part et à de multiples sollicitations en matière de santé environnementale d’autre part : prolifération des algues sargasses, qualité de l’eau potable, …
Il est temps de se tourner résolument vers des technologies innovantes telles que l’utilisation des bactéries endosymbiotiques Wolbachia, la Technique de l’Insecte Stérile. La Guadeloupe envisage de développer cette dernière technique avec l’appui de l’IRD qui possède un grand niveau d’expertise en la matière. Il faut néanmoins être conscient que ces nouveaux outils ne constitueront pas des solutions monolithiques, mais devront s’inscrire dans un dispositif global de lutte intégrée.